J’ai toujours su

Prosopopée

Je l’ai toujours su

J’étais encore adolescent lorsque j’ai su. Cette vérité s’est imposée à moi, comme toute loi de la nature s’impose à vous, comme le jour va avec la nuit, le calme avec la tempête, le bien avec le mal, j’ai su que je ne ferais qu’un avec elle et qu’il en serait ainsi pour toute ma vie, pour toute Notre vie.

Elle, oui, elle ! C’est sûr ! Mais alors, qui ? Laquelle ? J’avoue que mes pensées n’étaient pas aussi précises, ou plutôt, elles étaient très précises un jour et totalement opposées le lendemain. Un jour, je fantasmais sur une grande, forte, solide auprès de laquelle je me sentirais en sécurité, épaulé, à l’épreuve des balles. Et quelques minutes après, je me voyais, au contraire, dans les bras d’une petite, fragile qu’il me faudrait protéger, couver, une doucette pour qui je représenterais toute la force face au monde impitoyable extérieur.

J’ai toujours su pour elle et moi…

Alors, j’ai travaillé, j’ai bûché, je me suis instruit afin d’être digne d’elle, qu’elle soit fière de moi, et que je sente pousser en moi la force nécessaire pour prendre soin d’elle. La trouver d’abord, bien sûr, et décider de ce que nous ferons ensemble.

J’ai grandi, j’ai mûri, j’ai fait face à tous ces gens qui riaient de moi, qui tentaient de me désavouer, de me faire croire que ce n’était qu’une lubie de gamin, un rêve de gosse, et que je devais revenir les pieds sur terre, que la vie n’était pas toujours aussi simple, que le monde n’est ni blanc, ni gris (encore moins rose) et qu’il fallait toujours atténuer les choses, lisser les idées, estomper les couleurs, les confondre en camaïeux, bref ne pas être aussi radical dans nos pensées, et surtout ne pas prendre ces rêves pour des réalités.

Qu’est-ce que j’ai pu l’entendre celle-là ! « Ne prends pas tes rêves pour des réalités ! » Je crois qu’elle est usée cette pauvre expression, qu’elle s’effiloche de partout afin d’être employée à tort et à travers. Je me demande maintenant si ce n’était pas une manière, pour eux, de se rassurer, de se conforter dans leur médiocrité. Qu’est-ce qui est le plus important : rater sa vie, ou ne pas la rater plus que les autres ne ratent la leur ? Certains trouvent leurs qualités dans celles des autres, ils ont besoin d’un miroir pour admirer leur reflet, et si l’image renvoyée n’est pas pire que celle des autres, eh bien, ma foi, cela leur suffit.

Mais moi, j’ai toujours su.

Donc oui, j’ai passé les premières épreuves, je suis devenu un homme, mais elle, elle restait là, dans l’ombre, à m’attendre quelque part. Je le savais, je le sentais ! Alors, grande et affirmée ou petite et timide ? Ça, en revanche, l’énigme absolue. Et qui sait, peut-être la vie me réserve-t-elle une belle surprise ? Je sais qu’elle est là quelque part, tapie à m’attendre dans le coin d’une vie. Je le sais, je le sens !

Dans les bras de qui se tient-elle actuellement ? Et d’ailleurs, est-elle au moins déjà née, tout simplement ? Après tout, l’âge n’a pas d’importance… Je ne dois pas m’arrêter à ce genre de détails, l’important est que je sache qu’un jour nous nous trouverons, que nos chemins se croiseront enfin, pour ne plus jamais nous séparer. Et ce jour-là, je pourrai leur lancer à la face : « je vous l’avais dit, je le savais… »

Mais patience, tu n’en es pas là encore là mon bonhomme. Continue ta route, trace ton chemin, ne la cherche pas, c’est elle qui viendra à toi. Prépare-toi juste à l’accueillir, l’important n’est pas de la trouver rapidement, l’important est d’être prêt le jour où elle se présentera à toi. Ce jour-là, tu devras absolument être paré de tes plus beaux atours, sinon elle te filera entre les doigts et il ne te restera plus que tes yeux pour pleurer, et, éventuellement, les bras de quelques copains ou copines qui te consoleront en rigolant entre eux, trop heureux de te glisser subrepticement des « je te l’avais dit » « on t’avait prévenu », « tu rêvais trop grand ».

Comme c’est idiot d’ailleurs cette réflexion, tu rêves trop grand, c’est un non-sens absolu, comment peut-on rêver trop grand ? À quoi bon rêver si on ne peut pas rêver grand ? Rêver petit, c’est comme ouvrir la fenêtre de sa chambre et regarder le paysage, un petit rêve n’est guère mieux que la réalité. Un rêve, par définition, est une ambition qui ne se concrétisera peut-être jamais tellement elle est belle. Le rêve, c’est un nirvana, et il ne doit dépendre que de nous de l’atteindre ou pas. Oui, je sais, il y a la chance, bien sûr, celle-là, il faut toujours qu’elle vienne barrer le chemin de certains, et ouvrir des boulevards à d’autres. Mais, moi la chance, je fais en sorte de la provoquer. Contrairement à d’autres, je la vois venir de loin, je la sens, je la flaire, je me joue d’elle.

Après, tout est question de courage, il faut savoir se sortir les mains des poches, prendre son élan et l’attraper au vol. Clac ! Alors, bien sûr, parfois, on s’entrave, on se prend les pieds dans le tapis, mais c’est le jeu, un risque à prendre. Et moi, ce risque, j’aime le prendre, il me grise, il fait presque partie de moi.

Moi, j’ai toujours su.

J’ai fait une première rencontre. J’ai bien cru que c’était la bonne. Bizarrement, elle n’était ni grande ni petite, elle était juste différente, surprenante, total opposé de ce que j’avais imaginé. Et pourtant, j’y ai cru. Elle était, comment dire… libérale, oui c’est cela libérale. Nous aurions été un couple moderne, changeant de partenaire, les échangeant même au gré des occasions ou de nos envies. J’étais très attiré, j’ai tendu la main, et finalement, non ! La vie s’en est mêlée et nous a séparés. Mais, aujourd’hui, je ne regrette pas.

Lorsque je l’ai vue, Elle, j’ai tout de suite su. Je l’aurais reconnue entre mille.

Elle ne ressemble à aucune autre, elle est telle que je la souhaitais, entière ! Un caractère bien trempé, elle ne se la laisse pas raconter, ma compagne, ma mignonne.

Je l’ai choisie, je l’ai repérée comme un prédateur repère sa proie. Elle me faisait de l’œil, elle m’appelait du regard, me faisait ses yeux de biche, m’attirait dans son giron. Alors, j’ai plongé, je me suis laissé glisser dans ses eaux troubles et me suis abandonné. Et cela en valait la peine, croyez-moi !

Maintenant que j’ai mon âme sœur, maintenant que nous nous sommes trouvés, je ne regrette rien ni personne. Elle est telle que mes rêves pouvaient l’imaginer. Elle n’est ni grande, ni petite, ni affirmée, ni timide, elle est telle qu’elle est tout simplement, dans toute sa splendeur et sa superbe.

Elle ne ressemble à aucune autre.

Je l’ai toujours su.

Mais, bien entendu, cela ne me suffisait pas. Alors, je l’ai façonnée, je l’ai modelée, recréée à mon image. Je l’ai redessinée, sculptée comme un enfant l’aurait fait avec sa pâte à modeler. Je lui ai donné l’aspect exact que je souhaitais. Je me la suis appropriée. Certains diront que je l’ai dénaturée, mais c’est juste qu’ils n’auront rien compris. Je lui ai donné une âme, une vraie, à ma compagne, ma mignonne.

Je l’ai toujours su.

Je l’ai nourrie, je l’ai fait grandir, évoluer, elle serait morte, sinon. Morte de chagrin, morte de ne pas vivre suffisamment intensément. C’est la loi de la nature, je grandis, j’évolue ou bien, je meurs. Pas d’autre choix ! L’homme, n’est-il pas la résultante d’un être unicellulaire qui s’est développé ?

Mais, je parle, je parle, et voilà que je me fais vieux. Cela fait maintenant bien des années que nous filons le parfait amour tous les deux. On en aura fait des jaloux, des curieux. Notre relation sereine et passionnée en même temps en aura suscité de la curiosité, elle aura fait parler dans les salons…

Ils auront été nombreux à être interpellés, piqués par la curiosité, par la jalousie même certainement. Oui, c’est vrai, je dois bien l’avouer et le reconnaître aujourd’hui, les autres femmes de ma vie l’ont jalousée. Et finalement, c’était un sentiment justifié. Elle m’a accaparé toute ma vie, je lui ai tout donné, tout sacrifié. Aucune autre ne l’aura jamais égalée, ma relation avec elle est et restera toujours unique, à part, intemporelle.

Elle fut d’abord ma raison de grandir, puis, longtemps, ma raison de vivre. Depuis que je la connais, elle est ma raison d‘être. Elle aura été ma bulle, mon monde parallèle, la plus aimante et la plus fidèle de mes maîtresses, ma caverne où, toute ma vie, j’aurais pu aller me mettre à l’abri au gré de mes envies. C’est la seule à m’avoir toujours accueilli dans ses bras, sans jamais me juger, et à ne jamais m’avoir déçu.

Oh, bien sûr, je ne prétends pas avoir toujours filé le parfait amour sans aucune anicroche. Comme tous les couples, nous nous sommes heurtés à des situations conflictuelles, mais nous avons toujours fait front, soudés, unis et rien ni personne n’aura réussi à détruire ce lien unique qui fait de nous deux un tout indissociable.

Elle, elle est toujours si belle, si vivante, dynamique toujours prête à relever le moindre défi. Elle reste à son apogée, tandis que moi, je sens que je fatigue, j’arrive à l’automne de ma vie. Il va falloir que je pense à ce qu’elle deviendra lorsque je ne serai plus de ce monde.

Je suis comme un vieil amant qui doit s’inquiéter de sa belle. Il sait qu’elle lui survivra, mais comment fera-t-elle ? Qui la protégera ? Car je sais très bien que, sans moi, elle redeviendra aussi vulnérable qu’un nouveau-né et que ces chacals qui auront rôdé autour d’elle toutes ces années vont se précipiter dessus dès que j’aurai disparu. Si je ne lui trouve pas un ange gardien, ils la dévoreront, la déchiquetteront comme le loup s’acharne sur la blanche brebis.

Je suis comme un vieux peintre qui range ses toiles avant de se retirer, mais sa plus belle création, sa fierté, à qui va-t-il la confier ? Il ne s’agit pas de la laisser là, en pâture.

Je suis chef d’entreprise et ma plus belle création, à moi, c’est elle, ma société, ma compagne, ma mignonne.

Avec ma compagne, ma mignonne, j’ai accompagné des tas de gens, signé des tas d’engagements, je peux aujourd’hui dire que je suis allé au bout de mes rêves. Tiens, ils me reviennent à l’esprit les premiers copains, « ne rêve pas trop grand » Foutaises ! Mon plus beau rêve s’est réalisé parce que je l’ai voulu, et parce que je l’ai rêvé tout simplement !

Je le savais, je l’ai toujours su.