Prosopopée

Je suis né le 26 août 1990

Je suis né le 26 août 1990. Je dis né mais en fait, j’ai commencé à vivre le 26 août 1990. Avant, je ne faisais qu’exister, exister mais sans être vraiment. J’avais été conçu, crée, je fonctionnais mais je ne vivais pas, disons que je survivais. Oui, c’est cela, j’étais en mode survie. J’étais là où on me demandait d’être et j’attendais… j’attendais que la vie commence, que mon cœur se mette à battre, que le sang coule dans mes veines, qu’enfin la vie anime ce corps qui était le mien.

Et puis, ce fameux 26 août, elle a posé les yeux sur moi. Au début, elle ne m’avait pas vu, elle était passée devant moi, sans même me calculer. Elle discutait, je me souviens, elle parlait, à croire qu’elle refaisait le monde. Mais elle ne me voyait pas. Et puis, elle a fait demi-tour, je ne lui ai d’ailleurs jamais demandé pourquoi. Qu’est-ce qui l’a faite revenir en arrière ce jour-là ? Je ne sais même pas… Une intuition peut-être… L’intuition qu’elle venait de passer à côté de sa vie, la fameuse intuition féminine, ou l’intuition tout simplement. Ce je ne sais quoi qui vous serre le ventre et vous envoie un signal d’alarme. Attention, tu vas passer à côté du meilleur… tu as loupé quelque chose, là il y a juste une seconde. Reviens en arrière, fais replay dans ta tête et cherche, cherche ce qui t’appelle et que tu n’entends pas ou de très loin, de si loin… Et elle est revenue, elle a levé les yeux, elle a croisé mon regard et là, nous ne nous sommes plus jamais quittés, enfin jusqu’à ce soir…

Je me souviendrai toujours de cet instant où nos regards se sont croisés, le bleu infiniment bleu de ses yeux, ce regard profond, où j’ai plongé direct. Cette mer immense dans laquelle je me prélasse depuis, j’y nage, j’y plonge et replonge, je m’y noie, j’en ressors, et je replonge, enfin je replongeais… Et cette blondeur… Ses longs cheveux fins qu’elle avait attachés en un charmant petit chignon. Elle faisait mine de ne pas y prêter attention, mais moi, je sais qu’elle avait pris son temps pour être bien coiffée. Je la connais par cœur maintenant, et je sais que dans ces moments-là, elle aime être apprêtée. Sa tenue aussi, était calculée. Sa jolie robe, son petit sac à main, tout y était. Et elle parlait, elle parlait… Elle m’aurait enivré si je n’avais pas été aussi immédiatement envoûté. Mais, je buvais ces paroles, comme l’assoiffé boit à la fontaine. Avidement, goulûment, sans se soucier des conséquences, ni du pourquoi du comment. C’est nécessaire, voilà c’est ça, c’est un besoin physique, mécanique, physiologique. C’est ça ou mourir. Et là, moi, dès le premier instant j’ai compris que la première seconde passée sans elle serait pour moi synonyme de mort. Elle était ma vie.

Dès lors, dès ce fameux jour, je me suis donné corps et âme. J’ai toujours été là pour elle. Son regard posé sur moi m’avait animé, m’avait donné vie. Alors, cette vie, bien au-delà de lui confier, je la lui ai donnée. Nous avons ainsi vécu des années formidables. Inséparables, nous étions. Nous ne faisions plus qu’un. Parfois même, quand elle était triste, quand elle allait mal, je suis parvenu à me cacher de tous pour rester auprès d’elle. J’étais caché… personne ne savait que j’étais là, et pourtant, je la suivais. Ma présence la rassurait, jamais elle n’aurait affronté toutes ces années sans moi. Jamais, elle n’aurait trouvé la force nécessaire, enfin je crois… je me plais à le croire, car aujourd’hui je ne sais plus.

Peut-être ai-je inventé tout cela. Peut-être ai-je voulu voir ce que j’avais envie de croire. Ou même peut-être m’a-t-elle menti. Non, ça je refuse de le croire, je refuse catégoriquement de le penser, ce n’est pas possible, c’est un non sens, ça ne se peut pas !

Nous avons tellement partagé… les joies, les peines, les anniversaires, les noël…

J’ai toujours été là pour elle. Quand elle a perdu sa meilleure amie, quand sa grand-mère est morte, ses plus durs chagrins, j’étais là, compréhensif, rassurant. Elle s’endormait sur moi, je chassais ces cauchemars. J’étais la lumière quand elle avait peur du noir, j’étais son mouchoir lorsque les larmes coulaient, j’étais sa force quand elle avait peur, j’étais son oxygène quand elle étouffait. Ensemble, nous étions invincibles.

Notre idylle a duré pendant des années, et puis quand exactement, je ne saurais le dire, elle a commencé à se lasser, à prendre ses distances. Je le sentais, mais je ne disais rien, je pense que j’avais trop peur d’accélérer les choses. Au fond, j’avais compris que c’était le début de la fin. Ne rien dire était le meilleur, ou plutôt le seul moyen de retarder l’échéance. Elle se détachait petit à petit. Par moments, elle redevenait celle du début, quand elle allait mal, surtout, alors je la retrouvais, égale à elle-même, identique à celle que j’avais connue lors de notre rencontre. Et dès qu’elle allait mieux, elle se retirait, un peu plus à chaque fois.

Et puis, il y a eu ses absences. Et puis, il y a eu ses retours. Des retours qui n’en n’étaient pas puisqu’elle me snobait. Oui c’est exactement cela elle me snobait ! Comme si elle n’avait plus besoin de moi. Nous qui avions vécu de si belles choses. Nous qui n’avions fait qu’un pendant toutes ces années, « nous » ne représentions plus rien pour elle.

Alors, j’ai attendu, attendu, comme un toutou attend sa maîtresse. J’ai cru que cela allait lui passer. Qu’elle allait un jour me revenir. Mais, non. Finalement, non.

J’étais sa chose. J’étais sa chose, et elle, eh bien, elle, elle avait sa vie désormais. Une vie dans laquelle je n’avais visiblement plus ma place. Mais, je fais quoi moi ? Elle ne semble pas comprendre que sans elle je ne suis rien, je ne suis personne, je m’éteins. Ou plutôt, si, elle le comprend, elle le comprend même très bien mais ça lui est égal. Peu lui importe que ma vie s’arrête, elle trouve cela naturel. Aussi sûrement qu’elle m’a donné la vie, son indifférence me la reprend.

Alors, j’accepte, j’accepte mon sort. Finalement, c’était cela ma vie. J’étais fait pour elle, pour elle et pour personne d’autre.

Ce soir, tout s’est terminé. Cette fois, elle a mis le point final. Elle a été claire, cette fois-ci c’est fini. Elle m’a embrassé, comme on embrasse quand on sait que c’est la dernière fois. Avec cette tendresse que seul le dernier baiser peut donner. Je me demande même si je n’ai pas vu une petite larme, elle avait les yeux rouges en tout cas. Comme quoi, je n’ai pas rêvé, elle m’a aimé. C ‘est sûr, jamais je ne devrai en douter. Elle m’a soufflé quelques mots à l’oreille, je n’ai pas compris ce qu’elle me disait, j’avais trop peur d’entendre et de comprendre. Alors, j’ai fait la sourde oreille et je me suis juste laissé bercer par le souffle doux de ces quelques paroles. Je ne saurai jamais ce qu’elle m’a dit. Et puis, elle a pris une boite, très jolie boite d’ailleurs, maintenant je sais qu’elle l’a choisie pour moi, que ce n’était pas n’importe quelle boite. Et puis, elle m’a glissé à l’intérieur, elle m’a caressé une dernière fois et elle a fermé la boite. Elle a mis la boite sur l’étagère la plus haute de son armoire, a fermé la porte. Et elle est sortie.

Demain, elle se marie. Demain, elle devient une femme, et je me dis qu’un jour, lorsqu’elle sera maman, alors peut-être viendra-t-elle, peut-être ré ouvrira-t-elle cette boite, elle me regardera tendrement, me caressera et me présentera à son enfant. Je l’entends déjà lui expliquer :

Regarde mon bébé, c’est mon doudou, je l’ai traîné partout, même dans mon cartable parfois, il me consolait de tous mes maux, de toutes mes peines. Il a toujours été là pour moi. Je me souviens du jour où je l’ai choisi, je me promenais. Je ne l’avais pas remarqué au début, et puis j’ai fait marche arrière, je ne sais pas pourquoi…